Dans un premier temps, le réseau maraboutique couvre les
tribus de la confédération. Si Mhand usebbus eut trois fils
dont l'un
lui succéda à Imsunen, alors que les deux autres
s'établissaient chez
les Aït-Himmed et les Aït-Zrara.
Avant de mourir, Si Mhand usebbus dit à ses trois fils : «
Je vous
lègue la science (l-kraya), la sainteté (l-'uHya), le lait
(aifki), choi
sissez ».
Sur ce point, les traditions varient. Les descendants de ces
saints
personnages ne sont pas d'accord sur la répartition de ces
dons,
chacun revendiquant pour son village l'héritage de la
science, consi
dérée comme plus prestigieuse que la sainteté ou le lait.
L'important reste que les trois fils de Si Mhand usebbus ont
établi un réseau pouvant intervenir utilement dans les
litiges entre
fractions et capable de communiquer efficacement avec les
autres
villages maraboutiques des tribus voisines.
Tifra possède, comme nous l'avons vu, ses familles
maraboutiques
particulières, les U-shikh, qui habitaient le hameau de
Tamdesht et
les At Si 'ali au village de Tadmunt dont les ancêtres sont
venus
de Grande Kabylie, probablement de Taqa.
LES DESCENDANTS DES ESCLAVES NOIRS
Nous avons rencontré à deux reprises un autre élément de la
population des Iflissen, les descendants des esclaves noirs
dont l'ori
gine reste imprécise. Généralement, en Kabylie, ils forment
des
villages particuliers ou des quartiers bien déterminés de
certains
villages. Ils sont considérés comme formant une caste
socio-profes
sionnellpea rticulière, celle des bouchers. A ce titre, ils
portent la
main sur les boeufs sacrifiés à l'automne, les dépècent et
en préparent
la peau. Dans certains villages même, ils reçoivent de
chaque chef
de famille procuration pour égorger le mouton de V-'aid
tamoqrant,
la Grande Fête qui, selon l'Islam orthodoxe, commémore le
sacrifice
d'Abraham.
A Tamdesht, où ils avaient été amenés par la famille
marabout
iquele,s noirs exerçaient la profession de tanneurs et de
cordonniers.
A Umaden, ce sont également des sacrificateurs, des
chasseurs et des
bouchers dont l'arrivée est liée à celle des mrdbthin de
Timlilin. Ils
ont édifié près de la mer un sanctuaire, djema' tirribath,
réservé à
184 JEAN SBRVIER
leurs danses de possession ou derdéba. Ce sanctuaire n'est
marqué ni
par une tombe, ni par un couvent fortifié comme son nom
pourrait
le laisser croire, mais par une pierre noire nommée
lashrifat — la
descendante du Prophète — probablement par islamisation du
mot
kabyle ashruf qui signifie rocher. Cette pierre est le
centre d'une
djema'a essalihin, réunion des saints et des Invisibles;
elle était
naguère encore honorée d'un pèlerinage et d'un sacrifice de
boeufs
noirs tous les quatre ans, au printemps.
Ainsi par ce dernier réseau, celui des noirs descendants
d'esclaves,
les Iflissen se trouvent rattachés au culte des génies dont
les loges
secrètes, les mordjana se retrouvent dans toutes les villes
d'Algérie
et dont de nombreuses descriptions n'ont pas assez souligné
l'ampleur.
Toute cité traditionnelle est une projection d'une certaine
concep
tionde l'harmonie du monde. Les deux principes se
rencontrent chez
les Iflissen, le sec et l'humide : Tifra et les Aït-Zwaw
forment le
clan d'en bas de la tribu; les Aït-Zrara et les Aït-Himmed
forment
le clan d'en-haut, les deux clans s'équilibrant, comme le
dit un pro
verbe kabyle, comme les deux pentes d'un même toit. Sans
vouloir
fournir du « sof » l'explication simpliste habituelle ni
faire figurer
dans une étude aussi sommaire l'exposé sociologique d'une
institution
bien complexe, il faut cependant préciser que le sof n'est
ni un parti
politique ni, nécessairement, un élément de dissension à
l'intérieur
de la cité kabyle : il est la projection sociale d'une
pensée essen
tiellement dualiste, selon laquelle l'unité est réalisée par
la ren
contre des deux principes qui équilibrent le monde.
Les quatres fractions des Iflissen n'étaient pas uniquement
des
groupements de villages, des divisions administratives.
Chaque village
participait à la vie de l'ensemble par toute une série de
structures
concentriques dont il était lui-même l'un des éléments.
Ainsi, chaque
fraction était divisée en trois groupes de quatre villages
unis deux
à deux aux termes de la même conception dualiste du monde.
Les noms des quatre villages de la fraction de Tifra
soulignent
cette opposition et cette complémentarité. Tensa, le
bas-fond, était
allié à Azera, le belvédère ou le rocher et Tamdesht, la
cuvette, à
Tagmunt, la colline. .
Chaque village avait ses interdits propres, conséquence
logique
de sa polarité particulière et du rôle qu'il jouait dans
l'ensemble.
Ainsi, le village d'Ifelkan où la famille Aït 'abdallah
fournissait les
UNE TRIBU KABYLE 185
chefs de la Djema'a des Douze des Aït-Zrara, avait pour
interdit la
langue des victimes sacrificielles : la langue qui est le
symbole du
verbe, de l'éloquence, du pouvoir.
De même, à l'intérieur de chaque village, chaque clan,
chaque
famille a ses interdits particuliers nommés ulilaq
(contraction de
ur ilaq ara, il ne faut pas). Il existait de même en Kabylie
des inter
dits qui s'étendaient à des tribus entières : la culture de
l'ail chez
les At Fliq de la région d'Azazga ou du frêne fourrager chez
les
Ibharizen par exemple.
La Kabylie dans son ensemble peut être considérée comme une
« cité » harmonieuse, mais ceci est un autre sujet.
Cette comparaison avec un toit risque de nous donner une vision
statique de la cité kabyle bien contraire à la réalité. La
cité kabyle
s'inscrit non seulement dans l'espace mais dans le temps,
elle est
avant tout, pour les hommes qui la forment, un vécu.
La tribu des Iflissen ne plaque pas seulement sur le sol un
schéma d'une rigoureuse symétrie, elle est organisée selon
le rythme
des saisons. Chacune des fractions qui la composent occupe
dans le
temps une place privilégiée. La fraction de Tifra est
chargée des
rites de pluie qui ont lieu au printemps en cas de sécheresse
grave.
Mais elle est vouée à la sécheresse par son fondateur
Faristu. Pour
faire pleuvoir, un homme doit rompre un interdit, accomplir
une
hydrophorie dont la conséquence est la mort du célébrant.
Ses seuls
artisans étaient les tanneurs et les cordonniers de Tamdesht
qui
portaient la main sur la peau des boeufs sacrifiés à
l'automne pour
la transformer en cuir, en chaussures réservées aux hommes,
acces
soires indispensables des premiers labours et de la prise de
possession
de la terre.
En été, la fraction des Aït-Himmed voyait s'allumer, après
les
moissons, les brasiers où cuisait à ciel ouvert la poterie
de Buqellal.
Les troupeaux partaient au pâturage dans les champs hérissés
de chaume; bientôt des rixes entre bergers, des vols de
bétail étaient
signalés par la fumée et les flammes des feux allumés sur
les tours
de guet. Les chefs de guerre de Takhkhamt la'alamt lançaient
leur
appel aux hommes des sept villages voués à la guerre. Les
marabouts
intervenaient au nom de Si Mhand usebbus, le saint homme qui
a
vécu humble et pacifique comme un roitelet.
Un jour, au Marché du Mardi, dans la paix revenue, les
Bu-khuf
d'Iger n-sar des Aït-Zrara, décidaient d'accomplir les rites
et d'ouvrir
186 JEAN SERVIBR
les labours, d'ouvrir l'automne pour la tribu entière.
Alors, tout
rentrait dans l'ordre d'un univers labouré, divisé en
parcelles aux
limites desquelles veillaient les tilissa > — les hermes
sacrés.
A Isenajen, chez les Aït-Zwaw, les artisans tressent les
paniers
de roseaux pour garder les figues sèches qui seront
échangées à la
saison critique contre l'orge amenée par les semi-nomades
des hautes
plaines. Les chasseurs d'Umadden ont traqué le gibier
jusqu'à la
limite des khalwa, les bois sacrés voués à la friche.
Les soufflets des forges et les marteaux battant l'enclume
scandent la chute des averses nombreuses de l'hiver dans la
passion
acceptée de Tamurt tigellilt, le pays stérile.
Tifra des rites de pluie dont l'hydrophorie est l'interdit
est, à
l'intérieur du même clan, le complément des Aït-Zwaw, les
forgerons
maîtres de toute fécondité dont le labour est l'interdit.
Les Aït-Himmed, du désordre et de la guerre, sont alliés
dans le
même clan aux Aït-Zrara des premiers labours et, à
l'intérieur de
chaque fraction règne nous l'avons vu la même harmonie, la
même
combinaison de symboles vécus.
Cette projection de la cité dans le temps atteste la
continuité
en Kabylie des structures de la cité antique. Selon un
lexicographe
commentant la constitution d'Athènes avant la réforme de
Clisthène,
les Athéniens étaient répartis en quatre tribus, à
l'imitation des sai
sons de l'année, chaque tribu était divisée en trois parties
pour que
l'ensemble en formât douze, comme les mois de l'année :
parties que
l'on appelait trittyes et phratries (cf. Pierre Lévèque et
Pierre Vidal-
Naquet : Clisthène l'Athénien p. 145, Annales littéraires de
l'Uni
versité de Besançon, col. 65, 1964).
Un sociologue revenant des Iflissen ne pourrait faire sien
le
jugement de A. Aymard sur l'ancienne constitution d'Athènes
: « Tant
de symétrie trahit l'artifice, d'ailleurs ce schéma aboutit
à une popu
lation trop considérable pour l'Attique primitive » (Les
premières
civilisations, p. 534). Les quarante villages des Iflissen
n'étaient
peuplés — lorsque je les ai étudiés — que de cinq mille
habitants
au total.
J'ai observé la plupart des faits décrits dans cette étude
en 1952
et en 1953. J'ai passé, je crois, au moins une nuit dans
chacun des
villages des Iflissen. Par la suite, j'ai suivi avec attention
le devenir
de cette tribu kabyle, notant l'importance du substrat
traditionnel
dans les comportements collectifs les plus actuels.
UNE TKIBU KABYLE 187
Le drame est encore trop présent dans nos mémoires pour
qu'il
soit possible d'analyser les attitudes des acteurs.
Pourtant, je crois
pouvoir dire que les Iflissen ont joué dans les événements
d'Algérie
un rôle digne de leur particularisme à l'intérieur du monde
kabyle.
Les sept villages des Aït-Himmed se sont souvenus de leur
vocation
guerrière et les forgerons de leur rôle de chefs de guerre
et de fabri
cants d'armes ,même lorsque ces armes n'étaient plus les
sabres aux
lames ouvragées, ceux-là mêmes dont Yahia ben Yahia
Tageshririt, le
déserteur turc, leur avait enseigné la fabrication avec sa
haine du
Beylik d'Alger.
Jean SERVIER
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
de Montpellier.
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